Physiquement, je me sens prêt. L'acclimatation ne devrait pas poser pas de problème.
Dans la tête; je suis prêt et décidé. J'ai déclaré à mes amis, collègues... et à qui voulait l'entendre, que rien ne me stopperait, excepté une mauvaise météo.
Depuis ma lecture du livre "Les 100 plus belles courses du massif du Mont Blanc" et contact avec Claude Melly, je me suis fixé un objectif ambitieux : une grande traversée au départ du Refuge de Tête Rousse, montée à l'Aiguille de Bionnassay par la face Nord Ouest, descente sur le col de Bionnassay et remontée au Mont Blanc. Ensuite descente par l'autre côté en direction de l'Aiguille du Midi. Claude m'a prévenu, "Il faut être en super forme, et avoir de bonnes conditions de neige. A voir au dernier moment".
C'est une course qui dure une douzaine d'heures, avec des passages assez raides dans la face nord. Je suppose que j'en suis capable: j'avais déjà fait une face Nord étant plus jeune (Pointe de Mourty) avec Gabriel Melly et son fils aîné Thierry.
Des générations de guides, de père en fils. Il s'avère que cela devient de plus en plus rare...
Je me fixe l'entraînement idéal : aller au Bishorn (4153m) dès que possible, et ce au départ de la cabane Tracuit. Quelques jours plus tard, aller au Trifthorn (3728m) au départ de la cabane du Grand Mountet. Et même ,pourquoi pas, enchainer le lendemain avec le Col Durand (3451m), voire le Mont Durand (3712m). Tout cela avec François, mon fils aîné qui n'a que treize ans mais est déjà complètement "accro" de montagne.
Cela ferait deux semaines bien remplies, et laisserait la troisième pour aller au Mont Blanc.
Cette première semaine est aussi l'occasion de peaufiner un peu l'équipement : après avoir payé un piolet neuf à mon fils, et avoir comparé le poid de mon antique piolet (25 ans d'âge) avec le sien, je craque : je m'en achète un également, avec néanmoins un pincement... Mon vieux piolet, c'est celui avec lequel j'étais allé partout. Enfin bon : je garde mes bons vieux crampons 12 pointes (tellement antiques que j'ai dû les modifier pour pouvoir adapter des anti-bottes dessous). Ma femme m'a déjà dit 20 fois que je devrais changer de chaussures mais rien à faire : plus de 20 ans, deux fois ressemellées et surtout : jamais connu d'échec avec celles-ci. Je les garde.
Le 9 juillet, c'est le départ pour la cabane Tracuit : la météo a l'air acceptable.
Montée sans histoire depuis Zinal.
Début de soirée à Tracuit, la météo n'a pas l'air si bonne que ça. On voit à peine le sommet du Bishorn, et le Weisshorn est dans les nuages :
Après un déjeuner vite expédié, on s'équipe. Dehors, le froid est supportable, mais c'est sûr, on a connu mieux.
Il est six heures. Après s'être encordé et avoir marché quelques minutes, on met les pieds sur le glacier de Tourtemagne. On ne voit rien : la visibilité est inférieure à 20 mètres et même, par moment, à 5 mètres. On voit la trace, mais tout juste. Un peu après sept heures, je commence à m'inquiéter. La pente penche dans le mauvais sens et, il me semble que depuis le temps qu'on marche, on aurait dû aborder la côte. Subitement, le brouillard se lève, et m.... : on n'est pas au bon endroit. On a tiré trop à droite vers la Tête de Milon. Comment cela se fait-il ? On a toujours suivi la trace ?
Le brouillard se lève un peu plus. On comprend alors : les cordées avant nous se sont immobilisées aussi et c'est la première qui faisait la trace. On hésite : continuer direction Weisshornjoch, ou faire demi tour et retrouver la voie normale. Pour moi, seul avec mon fils, pas question de retourner sur le bon chemin (que je connais bien) si c'est pour nous y retrouver tout seuls. Une première cordée fait demi tour et je n'hésite plus : je redescends pour retrouver la "bonne" trace. On attaque alors la montée. Gaspillage inutile de ressources : les autres cordées ont l'air de vouloir courir pour rattraper le temps perdu. Résultat : quatre ou cinq cordées (dont la nôtre) marchent en parallèle, faisant chacune leur trace dans la neige fraîche.
Plus on monte, plus la neige augmente. Le vent aussi. François me signale qu'il commence à avoir froid : visage, et un peu les jambes. Je lui demande si on renonce, mais il veut continuer. On avance encore péniblement. Les autres cordées peinent également, et on sent tout le monde hésiter.
Mon altimètre indique un peu plus de 3750 mètres. On est dans les nuages et si on s'obstine encore, de toute façon on ne verra rien au sommet.
A présent François a encore plus froid, et ce sont les pieds. Je n'hésite plus : demi-tour !
Dans la minute qui suit, une autre cordée fait demi-tour également.
Cinq minute plus tard, toutes les cordées abandonnent (sauf peut-être celle de tête, que j'ai perdu de vue).
Un peu plus bas, François aura des remords car la chaleur revient dans les pieds et le reste du corps. Je lui explique que si on remonte, on retourne dans les nuages et que ça va recommencer.
Retour à la cabane vers 10 h 30. Mini-restauration et redescente sur Zinal...
La catastrophe...
Soyons positifs : point de vue acclimatation, c'était un bon entraînement. Point de vue confiance de la part de ma femme, je gagne des points. En effet, je n'avais jamais renoncé lors d'une ascension. Fabienne avait toujours eu des doutes quand je lui disais qu'avec les enfants, je n'aurais jamais pris de risques stupides, et que je ferais demi tour si leur santé était en jeu. La voilà plus ou moins rassurée
Bon. Une après-midi à passer le temps. On va saluer des amis belges installés depuis quelques heures à Mottec.
Ceux-ci passeront un peu plus tard et - munis de cartes - nous leur expliquerons les bons tuyaux et balades à faire avec petits-enfants.
Ensuite, direction : la laverie. On y avait déposé du linge une heure plus tôt et ce doit être terminé. Fichus escaliers dont le bas n'est pas éclairé et...
... c'est la chute. Je croyais être au bout, et il restait encore deux marches.
Souffrance intolérable... se retenir de crier... Dans ma tête, ça tourne : "je n'ai sûrement rien : ça ne peut pas m'arriver à moi. Je ne me tords jamais le pied". Deux minutes au tapis en se rendant compte que ça peut être grave tout de même car je n'arrive pas à me relever.
Je me risque prudemment à genoux, puis debout.Je dis à Fabienne "ça va aller, c'est juste un peu gonflé", mais il faut se rendre à l'évidence : ça ne va pas du tout. Ma cheville enfle à vue d'oeil... Je boite jusqu'à une fontaine pour immerger le pied dans l'eau glacée, pendant que ma femme va chercher la voiture. Il faut voir un médecin et vite. Un samedi soir, c'est bien notre veine.
Descente à Vissoie chez le Docteur Calloz. Radiographie. Attente... Verdict : pas cassé. C'est déjà ça. Pour le reste, il faut attendre jusque mardi pour que la douleur diminue, et faire une radio fonctionnelle. Pronostic : aucun.
Béquilles, et deux jours de repos forcé, pendant lesquels la douleur diminue à peine. C'est à hurler de rage impuissante.
Retour mardi matin chez le docteur Calloz. Radio... C'est une entorse moyenne-sévère. Le Mont Blanc, on peut oublier pour l'instant, surtout avec l'attelle à garder deux semaines.
On l'avait déjà compris le lundi après midi, et on avait décidé de rentrer en Belgique, dès le verdict du médecin.
Je me prends à espérer que ça va se réparer vite. Très vite. Et revenir dès que possible, vers la mi-août ou en septembre. Claude Melly est prévenu et relativise : avec toute la neige tombée ces derniers jours, même les deux jours de beau temps qui sont là n'auraient rien changé. Il faut attendre que cela se tasse un peu.
On promet de le tenir au courant. On charge la voiture et retour en Belgique. Impossible pour moi de conduire et Fabienne effectuera le trajet sans problème, malgré ses sombres pensées. Le moral est bas... Très bas. Même si je me dis que je préfère que cela m'arrive à moi plutôt qu'à un des enfants.